Suicide lié au travail et non-prévention des risques psychosociaux : la faute inexcusable de l’employeur caractérisée
Le suicide d’un salarié constitue l’expression la plus dramatique d’une souffrance psychique liée au travail.
Sur le terrain juridique, il interroge directement l’étendue de l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur et les conditions dans lesquelles sa responsabilité peut être engagée au titre de la faute inexcusable.
Dans un arrêt du 25 septembre 2025 (n° 23-14.460), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation apporte en ce sens un rappel particulièrement sévère : l’employeur alerté sur l’existence de risques psychosociaux (RPS), même de manière globale, ne peut s’exonérer de sa responsabilité suite au suicide d’un salarié au motif qu’aucune alerte individualisée n’avait été formulée concernant la victime.
En effet, aux termes de l’article L.4121-1 du Code du travail, l’employeur est tenu au titre de son obligation de sécurité de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Selon une jurisprudence constante, reprise par l’article L. 452-1 du Code de la sécurité sociale, le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable lorsque deux conditions sont réunies :
- l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié ;
- il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.
L’arrêt commenté applique ce régime exigeant au champ spécifique des risques psychosociaux et du suicide lié au travail.
Les faits marquants : l’affaire du 25 septembre 2025
En l’espèce, une salariée se suicide peu de temps après son licenciement.
Le suicide est reconnu comme accident du travail, ce qui n’est pas contesté. Ses ayants droit saisissent ensuite la juridiction de sécurité sociale afin de faire reconnaître la faute inexcusable de l’employeur.
Pour étayer leur demande, ils se fondent notamment sur deux éléments déterminants :
- un courrier du médecin du travail, adressé antérieurement à l’employeur, signalant le mal-être de plusieurs salariés de l’entreprise, l’altération de leur état de santé et rappelant les obligations de l’employeur en matière d’évaluation et de prévention des risques psychosociaux ;
- une lettre de la salariée adressée à l’employeur quelques mois avant son décès, évoquant explicitement ses difficultés professionnelles, son stress quotidien et l’arrêt de travail pour maladie en résultant.
Selon les ayants droit, ces éléments démontraient que l’employeur avait ou, à tout le moins, aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposée la salariée.
L’erreur de la cour d’appel : une conception excessivement restrictive de la conscience du danger
La cour d’appel rejette toutefois la faute inexcusable.
Elle reconnaît :
- l’existence de pratiques managériales délétères,
- l’existence de conditions de travail très dégradées au sein de l’entreprise,
- le fort investissement professionnel de la salariée et son incapacité à supporter ces conditions, aggravées par les circonstances de son licenciement.
Mais elle estime que le médecin du travail n’avait pas signalé la situation personnelle de la salariée nommément.
De plus, les termes employés par la victime dans son courrier ne permettaient pas de déceler, selon les juges du fond, une fragilité psychologique particulière.
En conséquence, pour la Cour d’appel, l’employeur ne pouvait pas avoir conscience du danger spécifique de suicide auquel cette salariée était exposée.
La censure de la Cour de cassation : une obligation de vigilance renforcée face aux RPS
La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel.
Elle considère que les juges du fond ont fait une interprétation erronée de la notion de conscience du danger dès lors que :
- l’employeur avait été alerté de l’existence de risques psychosociaux dans l’entreprise,
- ces risques se traduisaient par une altération de la santé de plusieurs salariés,
- et que la salariée elle-même avait exprimé par écrit son mal-être et son stress professionnel,
Par conséquent, l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel la salariée était exposée.
En s’abstenant de mettre en œuvre des mesures de prévention adaptées, sa faute inexcusable est susceptible d’être caractérisée. La Haute cour a ainsi renvoyé l’affaire devant une autre cour d’appel.
Une jurisprudence cohérente et désormais bien établie
Cet arrêt s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation.
Ainsi, la faute inexcusable a déjà été retenue lorsque l’employeur n’avait pas pris les mesures nécessaires pour mettre fin aux difficultés rencontrées par un salarié, qui s’est suicidé : absence de formation, surcharge de travail, défaut de contrôle des horaires (Cass. 2e civ., 19 septembre 2013, n° 12-22.156).
À l’inverse, elle a été écartée :
- en l’absence de tout signe d’alerte sur une souffrance au travail ou une dégradation des conditions de travail (Cass. 2e civ., 18 juin 2015, n° 14-19.805) ;
- lorsque la réaction du salarié apparaissait imprévisible au regard des circonstances (Cass. 2e civ., 31 mai 2012, n° 11-18.614).
L’arrêt du 25 septembre 2025 précise cependant un point fondamental : l’alerte n’a pas besoin d’être individualisée pour engager la vigilance de l’employeur. Autrement dit, une alerte globale sur les RPS, combinée à des signaux émanant du salarié, suffit.
La prévention des RPS au cœur de l’obligation de sécurité
Cette décision fait écho aux rappels récents du ministère du Travail, notamment dans le cadre de la stratégie nationale de prévention du suicide.
Les pouvoirs publics soulignent que la prévention du suicide au travail repose sur :
- l’évaluation effective des risques psychosociaux au sein du DUERP ,
- la formation de l’encadrement à la détection des signaux de mal-être,
- le dialogue social et la coopération avec la médecine du travail,
- la mise en place de dispositifs de soutien psychologique,
- et une réaction immédiate face aux situations de souffrance identifiées.
En cas de suicide (ou de tentative), l’employeur doit non seulement procéder aux déclarations obligatoires, mais également analyser les défaillances organisationnelles susceptibles d’avoir contribué au passage à l’acte.
Conclusion
Par cet arrêt du 25 septembre 2025, la Cour de cassation délivre un message clair : l’inaction face aux risques psychosociaux engage lourdement la responsabilité de l’employeur.
L’absence de prévention, même en l’absence d’alerte individuelle explicite, peut conduire à la reconnaissance d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait connaissance – ou aurait dû avoir connaissance – d’un climat de travail pathogène.
Au-delà des conséquences financières et contentieuses, ces décisions rappellent surtout que la prévention des risques psychosociaux n’est pas une obligation abstraite, mais un levier essentiel de protection de la santé mentale des salariés, dont le coût humain, lorsqu’elle fait défaut, demeure irréversible.
Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 25 septembre 2025, 23-14.460, Inédit
« Vu les articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale, L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail :
- Le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.
- Pour rejeter les demandes des ayants droit, l’arrêt relève qu’il est indéniable que les pratiques managériales du dirigeant ont créé des conditions de travail très détériorées pour tous les salariés de la société et que la victime, qui était particulièrement investie dans son travail, n’a supporté ni ces conditions détériorées, ni les raisons et conditions de son licenciement, et a mis fin à ses jours peu de temps après celui-ci. Il énonce que, s’il est établi que l’employeur a manqué à son obligation de sécurité à l’égard de la victime, les ayants droit ne démontrent pas que l’employeur avait conscience ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposée sa salariée. Il relève en effet que le médecin du travail a, dans un courrier du 15 octobre 2012, informé le dirigeant qu’il avait constaté, depuis quelques mois, un mal-être chez les salariés de son entreprise, ayant provoqué une altération de la santé chez certains d’entre eux, et rappelé à l’employeur ses responsabilités en matière d’évaluation et de prévention des risques psycho-sociaux, sans pour autant attirer l’attention de ce dernier sur la situation de la victime en particulier. Il constate encore que dans un courrier du 30 août 2013 envoyé au dirigeant, la victime a évoqué les difficultés rencontrées dans l’entreprise à partir de l’année 2012, le stress quotidien auquel elle était soumise et dont elle avait subi les conséquences par un arrêt de maladie de trois mois. Il retient cependant que les termes employés par la victime dans ce courrier ne permettent pas de déceler la fragilité psychologique dans laquelle elle se trouvait à cette période.
- En statuant ainsi, alors qu’il ressortait de ses constatations que l’employeur avait ou aurait du avoir conscience des risques psycho-sociaux encourue par la salariée, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé les textes susvisés. »