Appel d’un jugement du conseil de prud’hommes et application du principe de concentration des demandes du salarié lors de la procédure en appel
Appel d’un jugement du conseil de prud’hommes et application du principe de concentration des demandes du salarié
– Arret Cass. soc., 28 févr. 2024 –
Méconnaît l’article 910-4 du code de procédure civile la cour d’appel qui déclare recevable une prétention formulée pour la première fois dans des conclusions déposées au-delà des délais prévus aux articles 905-2 et 908 à 910 du même code au motif qu’elle tend aux mêmes fins qu’une prétention formulée dans des conclusions déposées dans ces délais.
Contexte de l’affaire :
L’arrêt de la chambre sociale du 28 février 2024 apporte une clarification importante sur l’article 910-4 du Code de procédure civile, qui impose aux parties de présenter dès leurs premières conclusions l’ensemble de leurs prétentions sur le fond, à peine d’irrecevabilité.
En l’espèce, une salariée licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement avait saisi les prud’hommes pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. L’employeur a interjeté appel. En appel, la salariée a d’abord repris cette prétention, puis, dans des conclusions ultérieures, elle a ajouté une demande de nullité du licenciement pour discrimination liée à son état de santé (travailleuse handicapée).
La cour d’appel avait accueilli cette demande, considérant qu’elle tendait aux mêmes fins que la précédente.
La Cour de cassation casse l’arrêt, jugeant la nouvelle prétention irrecevable, car non formulée dans les premières conclusions de l’intimée, et ce en vertu du principe de concentration des prétentions issu de l’article 910-4.
Un rappel du cadre procédural applicable à la cause d’appel
L’article 910-4 CPC impose aux parties, dans les procédures avec représentation obligatoire (comme en matière prud’homale devant la cour d’appel), de formuler toutes leurs prétentions ( demandes) sur le fond dès les premières conclusions.
La Cour de cassation interprète ici cette règle de manière stricte, en affirmant que seul le premier jeu de conclusions est pertinent pour la présentation des prétentions, même si d’autres écritures sont déposées dans les délais procéduraux (dits « délais Magendie » – art. 908 à 910 CPC).
La sanction est lourde : toute prétention ultérieure est irrecevable, peu importe qu’elle tende aux mêmes fins que les précédentes.
La position de la cour d’appel cassée : une confusion entre moyens et prétentions
La cour d’appel de Lyon avait jugé recevable la nouvelle demande (nullité pour discrimination), estimant qu’elle tendait aux mêmes fins que la précédente (licenciement sans cause réelle et sérieuse), toutes deux visant à obtenir une indemnisation du préjudice subi.
Elle s’était appuyée sur la logique des articles 564 et 565 CPC qui, en matière de demandes nouvelles en appel, permettent certaines évolutions si elles poursuivent les mêmes fins (même si le fondement juridique diffère).
Mais la chambre sociale opère ici une distinction fondamentale : l’article 910-4 concerne la temporalité des prétentions, non leur fond. La cour d’appel a ainsi confondu :
-
la règle d’irrecevabilité des prétentions nouvelles en appel (art. 564),
-
et celle de concentration temporelle des prétentions dans les premières conclusions d’appel (art. 910-4).
L’ interprétation stricte de la notion de « premières conclusions »
La Cour de cassation adopte une lecture rigoureuse : les « premières conclusions » s’entendent strictement comme les toutes premières écritures déposées, et non comme l’ensemble des écritures dans les délais impartis.
Elle affirme que dès lors que la salariée n’avait pas sollicité la nullité dans ses conclusions du 31 mars 2020, cette prétention était irrecevable, peu importe qu’elle ait été déposée dans les délais procéduraux.
Cela clarifie que les prétentions doivent figurer dans le dispositif des toutes premières conclusions, et que les moyens invoqués pour les soutenir peuvent être développés ensuite, mais pas de nouvelles prétentions au fond.
Répercussions pratiques et critiques de cette solution
Cette décision renforce la rigueur imposée aux parties et à leurs avocats. La procédure d’appel exige une concentration et une anticipation maximales des arguments et demandes au fond dès l’ouverture de l’instance.
Elle implique une vigilance extrême dès la rédaction du premier jeu de conclusions : tout oubli ou réserve stratégique risque d’entraîner l’irrecevabilité.
Une lecture alternative de l’article 910-4 aurait pu considérer que toutes les conclusions déposées dans les délais Magendie étaient éligibles à contenir des prétentions au fond. Cela aurait maintenu une certaine souplesse procédurale, cohérente avec les articles 563 à 565 sur les moyens et prétentions nouvelles.
En effet, dans un arrêt antérieur (Soc. 1er déc. 2021, n° 20-13.339), la même chambre sociale avait admis qu’une demande de nullité en appel était recevable si elle tendait aux mêmes fins que la précédente.
Mais ici, la solution semble marquer un changement de cap : la date exacte de dépôt des premières conclusions devient le seuil décisif de recevabilité, ce qui pourrait fragiliser certaines situations complexes ou en évolution (ex. : éléments de preuve découverts tardivement, nouvelle qualification juridique, etc.).
Articulation avec la réforme du décret du 29 décembre 2023 et le renforcement de la rigueur procédurale
Le décret n° 2023-1391, applicable à compter du 1er septembre 2024, introduit l’article 915-2 CPC, qui semble confirmer cette exigence de concentration temporelle. Il distingue :
-
le complément ou retranchement des chefs du jugement critiqués (alinéa 1er),
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et la présentation de l’ensemble des prétentions sur le fond dans les conclusions visées aux art. 906-2 et 908 à 910, à peine d’irrecevabilité (alinéa 2).
Ce nouveau texte entérine l’exigence de présenter toutes les prétentions dès les premières écritures remises dans les délais, tout en laissant une incertitude sur la définition précise de ces « premières conclusions » avec la nécessité d’un positionnement clair de la Cour de cassation postérieur à cette réforme, pour dissiper cette ambiguïté.
L’arrêt du 28 février 2024 confirme l’exigence d’une présentation exhaustive des prétentions dès le premier jeu de conclusions. Il impose un formalisme rigoureux dans les procédures d’appel, notamment en matière prud’homale, et limite les ajustements postérieurs, même dans les délais.
Il invite les avocats à une stratégie d’anticipation maximale, et renforce la distinction entre :
-
les prétentions (à présenter intégralement dès l’amorce du débat),
-
et les moyens (qui peuvent évoluer dans la discussion).
Cet arrêt s’inscrit dans un mouvement général de rationalisation et de discipline procédurale, au prix d’une certaine rigidité. Il interroge sur les marges d’évolution future et sur les ajustements à venir à la lumière de la réforme de 2023.
– Arret Cass. soc., 28 févr. 2024 –
« Réponse de la Cour
Vu l’article 910-4 du code de procédure civile :
5. Selon ce texte, à peine d’irrecevabilité, les parties doivent présenter, dès les premières conclusions,
l’ensemble de leurs prétentions sur le fond.
6. Pour déclarer recevable et fondée la demande de nullité du licenciement, l’arrêt retient que les
demandes formées par la salariée au titre d’un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, puis
d’un licenciement nul, tendent à l’indemnisation des conséquences de son licenciement qu’elle estime
injustifié. Il ajoute que ces demandes poursuivent par conséquent les mêmes fins, de sorte que la
demande de nullité du licenciement est recevable et qu’il est indifférent que la salariée n’ait pas visé la
nullité du licenciement dans ses premières écritures d’intimée dès lors que, si l’article 910-4 du code de
procédure civile exige que les parties présentent l’ensemble de leurs prétentions sur le fond dès les
conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910 du même code, cette exigence ne s’applique pas
aux moyens qu’elles développent à l’appui de leurs prétentions.
7. En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que dans ses premières conclusions du 31 mars 2020, la salariée n’avait pas demandé la nullité de son licenciement, de sorte que cette prétention était irrecevable,
la cour d’appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu’il a déclaré irrecevable la demande de dommages-intérêts au titre
de l’atteinte portée à l’intérêt collectif de la profession formée par le syndicat CGT TCL, débouté Mme
[N] de sa demande de rappel d’indemnités journalières, condamné la société Keolis [Localité 3] à payer
à Mme [N] la somme de 3 397,61 euros au titre des rappels de congés payés du 29 octobre au 8 décembre
2015, outre celle de 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure ainsi qu’aux dépens, l’arrêt
rendu le 9 novembre 2022, entre les parties, par la cour d’appel de Lyon