Le Droit du Travail malmené à Bordeaux et ailleurs

Extraits d’un brillant article de M. Jaques LEGOFF.

Marché du travail : « faire sauter les verrous »

Depuis mai 2007, le mot d’ordre s’est imposé comme une nouvelle frontière : il faut « remettre la France à l’ouvrage » après le conte de fée des 35 heures « désastreuses pour la valeur travail ». Les Français seraient devenus autistes en perdant de vue le principe de réalité par abandon aux sirènes de la société du loisir, de la « fin du travail », des rêveries bucoliques. Avec de cuisantes conséquences : la perte de compétitivité sanctionnée par le déséquilibre de la balance des paiements et la perte de prestige sur la scène internationale.

D’où la résolution de « faire sauter les verrous » en commençant par neutraliser, sans le dire puis en l’affichant, l’acquis des lois Aubry I et II de 1998 et 2000. Compte tenu de la popularité des « 35 heures », le travail de sape sera préféré à l’attaque frontale. Officiellement, il n’est pas question de remettre en cause la mythique référence. Pratiquement, les coups de barre à mine s’enchaînent pour fragiliser l’édifice. La loi Tepa d’août 2007 avait habilement ouvert le chantier puisqu’il s’agissait, par le moyen de gratifications incitatives à la pratique des heures supplémentaires (exonérations…), d’en augmenter le volume et de faire éclater au regard de tous l’irréalisme foncier des 35 heures. Un an après, les effets du texte restaient toujours nébuleux.

« En mars 2008, annonçait X. Bertrand, 60 % des entreprises étaient concernées. » Dans quelle proportion ? Mystère. Ce qui n’empêchait pas le ministre du Travail, serré de près par le très libéral P. Devedjian, d’activer les feux en vue « de faire sauter les verrous inutiles qui empêchent ceux qui le souhaitent de travailler ». Ce sera chose faite durant l’été 2008 (loi du 20 août) par touches successives : extension du forfait-jours à de nouvelles catégories de salariés et fixation du contingent des heures supplémentaires par négociation au niveau le plus décentralisé3, celui de l’entreprise. En sorte que, bien que maintenues, les « 35 heures » font désormais figure de référence nominale presque entièrement désactivée.

Fondée sur l’hypothèse d’une croissance raisonnable de 2 % à 4 %, cette option demeure-t-elle pertinente dans un contexte de l’emploi gravement et durablement détérioré ? Jean-Paul Fitoussi estimait en novembre, au lendemain de l’annonce d’une perte mensuelle de 44 000 emplois et du franchissement de la barre symbolique des 2 millions de chômeurs, que la tendance devrait se poursuivre encore un an. Outre que les « 35 heures » ont permis de créer et de maintenir près de 400 000 emplois, accéléré la modernisation des entreprises et amélioré leur productivité, à un coût humain il est vrai non négligeable (stress, troubles musculo-squelettiques…), il est permis de se demander si l’on n’en viendra pas à la redécouverte de leurs vertus redistributives de l’emploi après remise en selle du traitement social du chômage. Et puis, pourra-t-on longtemps encore différer le débat, bien engagé dans les années 1980-1990, sur l’avenir d’une société qui ne saurait se définir par la seule prise en compte de sa capacité productive de biens et de services. L’instant ne serait-il pas propice à semblable interrogation ?

C’est également sous l’horizon de la réhabilitation du travail que se comprend l’obstination du gouvernement à déplacer vers le haut le curseur de l’âge de départ en retraite ou bien encore le Revenu de solidarité active (Rsa) riche de promesses mais aussi lesté d’incertitudes et de probables effets pervers signalés par Jacques Rigaudiat.

La véritable urgence n’est-elle pas plutôt l’amélioration effective de la fluidité et de la transparence du marché du travail en vue de permettre l’allocation optimale des ressources d’emploi par intervention active et optimale des services de l’emploi ?

L’entrée en fonction, en janvier 2009, du nouveau Pôle-Emploi regroupant l’Anpe et l’Assedic en lien étroit avec les directions départementales du travail constitue un réel progrès et une réponse que l’on peut, avec Jean-Claude Barbier, souhaiter adaptée « à la question majeure du marché du travail français, c’est-à-dire son émiettement et ses inégalités ». Et parmi ces inégalités, il en est une qui attend un traitement urgent, après tant de promesses différées : celle de la formation professionnelle « tout au long de la vie » qui demeure non seulement profondément inégalitaire mais insuffisamment opératoire du fait d’une atomisation de l’offre entre 50 000 officines d’un sérieux assez souvent problématique. Un projet de réforme est en cours. Il faut souhaiter qu’il aboutisse au plus vite, malgré les redoutables chausse-trapes du dossier. Et puis, toujours sur ce chapitre de l’emploi, comment ne pas s’étonner de l’état d’inorganisation des services à la personne à juste titre présentés comme un riche vivier d’emplois et, simultanément, abandonnés au flottement d’une demande ponctuelle, atomisée génératrice d’une grande précarité liée à la prolifération des temps partiels ? Combien des sept millions de travailleurs pauvres4 que compte notre pays n’exercent-ils pas dans ce secteur stigmatisant ?

De là l’importance d’une pensée renouvelée des garanties dans l’emploi. »