La remise en cause des « plafonds Marcron » par les conseils de prud’hommes

 

A lire, l’excellent article de Mme MAURY –  Maître de Conférences à L’université de Bordeaux IV –  Responsable des forums de l’Institut du travail

sur la remise en cause des « plafonds Marcron » par les conseils de prud’hommes et en particulier la décision du 9 avril 2019 du CPH de Bordeaux.

http://institutdutravail.u-bordeaux.fr/La-documentation/L-Actualite-juridique/L-actualite-juridique-Mai-2019

 

L’Ordonnance du 22 septembre 2017 n° 2017-1387 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail a encadré le montant des indemnités en cas de licenciement jugé sans cause réelle et sérieuse (C. trav., art. L. 1235-3). Ce montant est compris entre un minimum et un maximum qui varient selon l’ancienneté du salarié et l’effectif de l’entreprise (plus ou moins 11 salariés) pour atteindre un maximum de 20 mois. Le juge est théoriquement contraint de respecter ces plafonds, sauf en cas de nullité de la rupture, par exemple pour des faits de harcèlements et/ou de discrimination. Le législateur a souhaité sécuriser le coût de la rupture du contrat de travail pour l’employeur et réduire le nombre des contentieux.

 

C’était sans compter sur le pouvoir d’appréciation de la conventionnalité d’un texte par les juges du fond sous le contrôle de la Cour de cassation et du Conseil d’État et sur l’efficience du droit international et européen.

Depuis l’entrée en vigueur des plafonds, de nombreux juges du fond résistent à la loi, se fondant sur la hiérarchie des normes qui leur permet de contester l’applicabilité des barèmes ; ils s’appuient notamment sur l’article 10 de la Convention n° 158 concernant la cessation de la relation de travail à l’initiative de l’employeur de l’Organisation internationale du travail (OIT) du 22 juin 1982, et sur l’article 24 de la Charte sociale européenne du 3 mai 1996. Ces textes prévoient en effet que les travailleurs licenciés sans motif valable ont le droit à une indemnisation « adéquate », c’est-à-dire individualisée et suffisante, « appropriée ».

On repense alors aux dispositions légales relatives au contrat nouvelles embauches (CNE) qui excluaient toute indemnité, finalement abrogées sous la pression des juges sur le fondement de la convention n° 158 précitée.

Dans la lignée des premiers jugements défiant les « barèmes Macron » (I), une récente décision du Conseil de prud’hommes de Bordeaux du 9 avril 2019 (n° 18 /00659), rendue par la section activités diverses, confirme leur non-conventionnalité (II). En attendant le dénouement, la contestation gronde.

 

I/ Rappel des premiers jugements critiques à l’encontre des « barèmes Macron »

 

Par décision du Conseil de prud’hommes de Paris du 22 novembre 2018 (n° 18/00964), la salariée demandait aux juges d’écarter le barème. Tout en fixant une indemnisation en dessous du plafond fixé, le Conseil de prud’hommes avait condamné l’employeur au visa de l’article 24 de la Charte sociale européenne et des articles 4 et 10 de la Convention n° 158 de l’OIT, écartant implicitement le barème pour réaffirmer son pouvoir souverain d’appréciation dans l’évaluation de l’indemnité due. Cette décision n’avait été notifiée qu’en 2019, ainsi, la première juridiction rendue en contradiction des barèmes était celle du CPH de Troyes.

 

Le Conseil de prud’hommes de Troyes, par un jugement du 13 décembre 2018 (n°18/00036) indiquait : « Ces barèmes ne permettent pas d’être dissuasifs pour les employeurs qui souhaiteraient licencier sans cause réelle et sérieuse un salarié. Ces barèmes sécurisent davantage les fautifs que les victimes et sont donc inéquitables ». Pour justifier sa position, il rappelait en premier lieu que le Comité européen des droits sociaux (CEDS) avait jugé par une décision du 8 septembre 2016 (n° 106/2014) (Finnish Society Social Rights/ Finlande) que la loi finlandaise fixant un plafond de 24 mois d’indemnisation était contraire à la Charte sociale européenne. Il indiquait en deuxième lieu que le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 11 avril 2012 (n° 322326), avait reconnu que la Charte sociale revêtait le caractère d’un traité international et, enfin, que la Cour de cassation avait reconnu son applicabilité directe en se référant à la Charte sociale dans de nombreuses décisions sur la liberté syndicale et le droit de négociation collective. Au final, le Conseil accordait au salarié, doté d’une ancienneté de 2 ans, la somme de 9 mois de salaire d’indemnité pour licenciement abusif au lieu des 3,5 mois prévus par le barème.

 

Le Conseil de prud’hommes d’Amiens sur le fondement de la convention n° 158 de l’OIT déplafonnera à son tour les indemnités dans deux affaires. Dans la première, jugée le 19 décembre 2018 (n° 18/00040), il a considéré qu’une indemnité à hauteur d’un demi mois de salaire ne « peut être considérée comme étant appropriée et réparatrice du licenciement sans cause réelle et sérieuse ». Dans la seconde affaire du 24 janvier 2019 (n° 18/00093), il a jugé que le plafonnement des indemnités « peut faire obstacle à la réparation du préjudice souverainement estimé par le juge au regard de l’espèce qui lui est soumise », allouant une indemnité de 4 mois de salaire au lieu de 1 mois en application du barème.

 

Le Conseil de prud’hommes de Lyon (jugement du 21 déc. 2018, n° 18/01238), en se fondant sur l’article 24 de la Charte sociale européenne, a accordé à la salariée une indemnité correspondant à 3 mois de salaire pour une ancienneté inférieure à 1 an, contre une indemnisation comprise entre 0 et 1 mois de salaire selon le barème. Les juges rappellent que l’indemnisation du salarié doit être évaluée à la hauteur de son préjudice. Par une décision du 22 janvier 2019 (n° 18/00458), ce Conseil rappelle également que la Cour de cassation a jugé que la convention de l’OIT est directement applicable.

 

Le Conseil de prud’hommes d’Angers, par jugement du 17 janvier 2019 (n° 18/00046), a accordé à un salarié ayant 12 ans et 9 mois d’ancienneté une indemnisation de 12 mois de salaire à la place du plafond de 11 mois. « Le droit Français doit se conformer à la Constitution Française qui en son article 55 garantit la hiérarchie des normes et d’autre part (…) l’article 24 de la Charte sociale européenne dispose que le travailleur licencié sans motif valable doit se voir attribuer une indemnisation au moins égale à son préjudice ».

 

Par jugement du 18 janvier 2019 (n° 18/00989), le Conseil de prud’hommes de Grenoble refuse également d’appliquer le « barème Macron ». Il considère que « celui-ci ne permet pas au juge de tenir compte de l’ensemble des éléments de situation du salarié qui alimentent ses préjudices financiers, professionnels et moraux. (…) qu’en réduisant l’indemnité (…) par des plafonds trop bas, c’est bien la violation de la loi qui perd son effet dissuasif à l’égard des employeurs qui peuvent budgéter leur faute ». Par jugement du 4 février 2019 (n° 18/01050), ce conseil respecte en revanche le barème, relevant « l’absence de démonstration d’un préjudice dont la réparation adéquate serait rendue manifestement impossible par l’application du plafond du barème ».

 

Ce sera ensuite le Conseil de prud’hommes d’Agen qui, par un jugement de départage du 5 février 2019 (n° 18/00049), écartera à son tour l’application du barème au motif que celui-ci ne prévoit pas des indemnités d’un niveau suffisamment élevé pour dissuader l’employeur de prononcer un licenciement injustifié.

 

II/ Le jugement du Conseil de prud’hommes de Bordeaux du 9 avril 2019 (n° 18 /00659)

 

Dans l’espèce jugée à Bordeaux, Madame X, architecte, avait été « embauchée » le 2 mars 2017 pour collaborer en qualité d’auto-entrepreneur dans une société d’architecture. Moins d’un an plus tard, le 23 février 2018, la salariée prenait acte de la rupture de la relation de travail qu’elle estimait être de travail salarié eu égard à la charge de travail effectué, ne lui laissant pas de possibilité de travailler pour une autre entreprise ou de développer une quelconque activité personnelle. La rupture était actée en raison du comportement intolérable du dirigeant à son égard, source d’altération de son état mental et physique. Les parties n’ayant pu s’accorder, la salariée devait saisir, en avril 2018, le Conseil de prud’hommes de Bordeaux, section activités diverses.

 

La salariée sollicitait en premier lieu la requalification de la relation de travail en travail salarié et une majoration des heures supplémentaires conformément au temps figurant sur la facturation, outre les congés payés y afférents. Elle réclamait en deuxième lieu des dommages et intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail et en raison du manquement de l’employeur à son obligation de préserver sa santé et sa sécurité, cette situation caractérisant en outre l’intention d’un travail dissimulé. Enfin, elle soulevait les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse de la prise d’acte, justifiant l’allocation d’une indemnité de 6 mois de salaire, montant bien supérieur au « barème Macron ». Deux questions juridiques d’actualité étaient donc posées : celle de la qualification de la prestation de travail effectuée prétendument en qualité d’auto-entrepreneur, et celle des barèmes.

 

L’employeur répondait que la salariée travaillait de manière indépendante et autonome, de son domicile, avec son matériel, sans horaires imposés, et sollicitait donc le rejet de toutes ses prétentions.

 

Le Conseil de prud’hommes de Bordeaux, moins d’un an plus tard, a donné une suite favorable à la plupart des demandes de la salariée retenant, tout d’abord, « la requalification de la relation de travail en contrat de travail subordonné », jugeant, ensuite, de ses conséquences sur « l’exécution du contrat de travail » et sur « sa rupture », avant d’évaluer les « préjudices subis et leur indemnisation » en présence d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, bien au-delà des plafonds contestés.

 

–  Sur la requalification, après avoir rappelé la définition classique du contrat de travail et le pouvoir de requalification du juge, le conseil énumère les preuves de la relation de travail salariée. Il établit que la demanderesse avait toujours été salariée et qu’elle avait intégré la société assignée après le départ de deux architectes eux-mêmes salariés. Le juge précise que la société avait publié une offre d’emploi en février et que la salariée avait sollicité son affiliation aux services de l’URSSAF le 2 mars, l’adoption de ce nouveau statut étant la condition de la collaboration avec la société, la salariée sortant d’une longue période de chômage et ayant à sa charge deux enfants. Le juge retient par ailleurs un taux horaire faible de 13 € sur les factures, bien inférieur à une facturation d’un architecte libéral ; il note que la salariée communiquait avec « ses » clients et partenaires sous l’intitulé et à l’adresse postale de la société et n’établissait pas de devis personnels ; qu’elle bénéficiait, pour ses déplacements, d’un véhicule loué par la société, comme les autres salariés ; que les attestations de démarrage et d’achèvement de travaux étaient établis au nom de la société ; que les autres salariés la présentaient comme leur « collègue » ; que les termes de la lettre de réponse à celle de rupture de la salariée établit qu’elle agissait sous l’autorité hiérarchique du dirigeant de la société. Le juge rejette l’argument de la société selon lequel la salariée aurait été indépendante en raison de la liberté dans les horaires de travail, un architecte devant adapter ses horaires de travail aux spécificités de chaque chantier, comme un VRP.

 

Sur les conséquences de la requalification quant à l’exécution du contrat de travail, la salariée est déboutée faute de preuve d’heures supplémentaires réalisées, du manquement à l’obligation de loyauté et de l’atteinte à la santé et la sécurité en l’absence de visite médicale. En revanche, la société est condamnée, au titre du travail dissimulé ayant considéré à tort la salariée comme un auto-entrepreneur, au versement de 6 mois de salaires en application des articles L. 8221-5 et L. 8223-1.

 

Sur les conséquences de la requalification sur la rupture des relations contractuelles, le juge retient les effets d’un licenciement abusif de la prise d’acte en raison des manquements graves de l’employeur à ses obligations, dont celui d’avoir dissimulé son emploi salarié et lui alloue une indemnité de préavis, de congés payés y afférents, ainsi que l’indemnité légale.

        –  Sur la question d’actualité de l’indemnisation de son préjudice, le Conseil de prud’hommes rappelle que les dispositions de l’article L. 1235-3 du Code du travail prévoient une indemnité comprise entre 0 € et un demi mois de salaire, soit 985 € pour une ancienneté inférieure à un an. Or, de manière très précise, le juge remarque que le préjudice subi par la salariée est bien supérieur à la somme maximale prévue, celle-ci ayant perdu la possibilité de bénéficier d’un revenu de remplacement auprès de Pôle emploi, alors qu’elle est divorcée et doit assurer seule la charge de deux enfants. Il rappelle qu’elle a été contrainte d’adopter le statut d’auto-entrepreneur laissant à sa charge le paiement de toutes les cotisations sociales, et qu’elle aurait subi nécessairement, en outre, un préjudice moral.

 

Le Conseil de prud’hommes poursuit :

« Dès lors, se pose la question du caractère obligatoire ou non du plafond défini par l’article L. 1235-3 du Code du travail, manifestement insusceptible de réparer l’intégralité du dit préjudice ».

Il rappelle qu’ « il revient au juge d’apprécier la conformité de la règle applicable par rapport aux conventions internationales ayant, en application de l’article 55 de la Constitution de 1958 «  une autorité supérieure à celle des lois », et ce, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation ».

Ce faisant, il procède au contrôle de la conventionnalité des barèmes au regard de la convention n° 158 de l’OIT, d’application immédiate, qui prévoit un droit à « une indemnité adéquate » en cas de licenciement injustifié, et confirme la « nécessité de garantir qu’il soit donné pleinement effet aux dispositions de la convention ».

 

Puis, il se réfère à l’article 24 de la Charte sociale européenne faisant également référence à cette « indemnité adéquate » pour laquelle le Comité européen des droits sociaux estime que pour être un mécanisme d’indemnisation approprié, il doit être « d’un montant suffisamment élevé pour dissuader l’employeur et pour compenser le préjudice subi par la victime ». Le Conseil de prud’hommes en conclut très justement que « tel n’est pas le cas des plafonds d’indemnisation issus de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 dont le montant limité ne peut dissuader de procéder à un licenciement injustifié, interdisant par ailleurs au juge de fixer une indemnisation en adéquation avec la réalité du préjudice subi, au-delà de la seule référence à l’ancienneté du service ». Au lieu d’un demi mois de salaire prévu par la loi dans le cas d’espèce, le Conseil retient une indemnisation de 6 mois de salaire, une belle victoire pour la salariée démontrant de l’inefficacité des dispositions internes imposées.

 

Face à la fronde des juges du fond, la riposte du Ministère de la justice ne s’est pas faite attendre. Par une circulaire du 26 février 2019, adressée aux procureurs généraux près les cours d’appel, et pour information aux présidents des tribunaux de grande instance et des cours d’appel, opérant un contrôle de la justice prud’homale, le Ministère a souhaité être informé de toutes les décisions sur le sujet du plafonnement des indemnités prud’homales sur le fondement des textes internationaux. La Garde des sceaux demande également que lui soient communiquées toutes les décisions faisant l’objet d’un appel afin de pouvoir faire entendre l’avis de l’avocat général.

 

Le Conseil constitutionnel par Décision n° 2018-761 du 21 mars 2018 a retenu la constitutionnalité des barèmes ; le Conseil d’Etat, par une Ordonnance du 7 décembre 2017, Confédération générale du travail, n° 415243, a jugé le plafonnement conforme à l’article 24 de la Charte sociale européenne, comme certaines juridictions du fond (pour exemple, en tout premier, le jugement du Conseil de prud’hommes du Mans du 29 septembre 2018 n° 17/00538). La Cour de cassation sonnera-t-elle le glas des « plafonds Macron » ? Sa position, très attendue, devrait être connue au mois de juin.