Le juge prud’homal, garant de l’impartialité de l’enquête interne
Les enquêtes internes occupent désormais une place centrale dans le traitement des situations de harcèlement ou de discrimination en entreprise.
Longtemps perçues comme un outil protecteur pour l’employeur, elles font aujourd’hui l’objet d’un contrôle judiciaire de plus en plus rigoureux.
Deux décisions rendues par la chambre sociale de la Cour de cassation en 2025 illustrent avec force cette évolution :
- L’arrêt du 12 mars 2025 (n° 23-18.111)
- Et l’arrêt du 18 juin 2025 (n° 23-19.022)
À travers ces décisions, la Haute juridiction rappelle que l’enquête interne n’a aucune valeur probante automatique et que le juge prud’homal demeure le garant de son impartialité, de sa loyauté et de sa méthodologie.
L’exigence de traçabilité et de fiabilité des auditions : l’arrêt du 12 mars 2025 (n° 23-18.111)
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Faits marquants : l’affaire du 12 mars 2025
Dans cette affaire, un salarié avait été licencié sur la base d’une enquête interne diligentée par l’employeur à la suite d’un signalement.
L’enquête reposait principalement sur des comptes-rendus d’entretiens annexés au rapport d’enquête ainsi que sur des échanges de courriels transmis par un représentant du personnel ayant donné l’alerte.
Toutefois, aucun compte-rendu d’audition n’était signé par les salariés auditionnés, et aucune attestation écrite ne venait corroborer les propos qui leur étaient attribués.
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L’analyse de la Cour de cassation : l’enquête interne n’est pas forcément une preuve insuffisante
La Cour de cassation approuve l’analyse de la cour d’appel, laquelle avait relevé plusieurs faiblesses majeures :
- l’absence de signature des comptes rendus d’entretien,
- l’absence d’attestations formalisées des salariés auditionnés,
- l’impossibilité de s’assurer de l’identité des auteurs de certains courriels produits.
Surtout, la cour d’appel avait mis ces éléments en perspective avec les éléments de preuve apportés par le salarié, notamment une attestation détaillant l’existence d’un contexte conflictuel et d’une démarche organisée visant à l’évincer.
En l’état de ces constatations, les juges ont estimé que les griefs invoqués par l’employeur n’étaient pas établis par des éléments suffisamment probants.
Par application d’un principe bien connu, le doute devait alors profiter au salarié mis en cause… dont le licenciement se trouvait dénué de cause réelle et sérieuse.
Voici le raisonnement de la Cour de cassation :
« La cour d’appel a d’abord constaté que les conclusions de l’enquête interne réalisée par l’employeur avaient été dressées sur la base des comptes rendus d’entretien qui y étaient annexés mais qu’aucun de ces comptes rendus d’entretien n’était signé par le salarié auditionné et qu’aucune attestation émanant des salariés auditionnés n’était produite de sorte qu’aucun de ces salariés n’avait officiellement endossé la responsabilité des propos qui lui étaient attribués. Elle a ajouté que les courriels joints à celui de M. [S], le délégué du personnel de la société 1913 ayant donné l’alerte, le 9 mars 2016 ne permettaient pas de s’assurer de l’identité des personnes qui les avaient écrits.
Elle a ensuite relevé que, de son coté, M. [W] versait aux débats une attestation de Mme [Z], salariée de la société 1913 (…)
En l’état de ces constations, dont il ressort qu’elle a apprécié le rapport d’enquête interne au regard des autres éléments de preuve produits, de part et d’autre, par les parties, la cour d’appel a décidé que les griefs invoqués par l’employeur à l’appui du licenciement n’étaient pas établis par des éléments suffisamment probants et que le doute devait donc profiter à l’intéressé. »
Dans cet arrêt du 12 mars 2025, la Cour de cassation durcit clairement sa jurisprudence : cet arrêt du 12 mars 2025, la Cour de cassation durcit clairement sa jurisprudence : une enquête interne fondée sur des auditions non authentifiées et non endossées par leurs auteurs ne peut suffire à justifier un licenciement.
La décision consacre ainsi une exigence accrue de traçabilité et de fiabilité des auditions.
Une autre décision marquante a été rendue concernant l’appréciation des enquêtes internes par le juge le 18 juin 2025.
L’appréciation souveraine de l’enquête interne par le juge : l’arrêt du 18 juin 2025 (n° 23-19.022)
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Faits marquants : l’affaire du 18 juin 2025
Dans l’affaire du 18 juin 2025, un cadre dirigeant était accusé de faits graves de harcèlement moral et sexuel.
Une enquête interne, conduite conjointement par la direction des ressources humaines et le CHSCT, avait conclu à la matérialité des faits. Le salarié avait été licencié pour faute grave après une mise à pied conservatoire.
Pourtant, tant la cour d’appel que la Cour de cassation ont estimé que les conclusions de l’enquête ne permettaient pas d’établir les faits de manière suffisamment certaine, notamment en raison d’omissions et d’incohérences dans le rapport.
Cette décision est analysée en détail dans l’article très récent :
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Un principe réaffirmé : l’enquête interne est une preuve parmi d’autres et le doute profite au salarié
La Cour de cassation rappelle clairement que :
- l’enquête interne constitue un mode de preuve soumis à l’appréciation souveraine des juges du fond,
- sa valeur probante doit être appréciée au regard de l’ensemble des éléments produits par les parties,
- en cas de doute persistant, celui-ci doit profiter au salarié.
En l’espèce, les juges avaient relevé que les comptes-rendus d’audition produits n’étaient que partiels ou orientés. Ils occultaient notamment des témoignages favorables au salarié, et les enquêteurs n’avait pas pris le peine de vérifier certains faits pourtant présentés comme graves.
Ces carences méthodologiques ont conduit à l’écartement de l’enquête comme preuve suffisante ce qui permet de remettre en cause le bien-fondé du licenciement du salarié mis en cause, et ce malgré la gravité des accusations dont il faisait l’objet.
La Cour de cassation a en effet conclu que « en l’état de ces constatations, dont il ressort qu’elle a apprécié la valeur probante du rapport d’enquête interne au regard des autres éléments de preuve produits, de part et d’autre, par les parties, la cour d’appel a estimé que les griefs invoqués par l’employeur à l’appui du licenciement n’étaient pas établis par des éléments suffisamment probants et que le doute devait dès lors profiter à l’intéressé. »
Une méthodologie désormais scrutée par le juge prud’homal
Pris ensemble, les arrêts des 12 mars et 18 juin 2025 traduisent une tendance jurisprudentielle lourde : le juge prud’homal contrôle désormais la manière dont l’enquête a été conduite, et non plus seulement son existence.
L’employeur demeure tenu de prouver la faute qu’il invoque, y compris lorsqu’il agit dans un objectif légitime de prévention des risques psychosociaux ou de protection des victimes de harcèlement ou de discrimination.
Les juges exigent notamment :
- une impartialité réelle dans le recueil des témoignages,
- le respect du contradictoire,
- une traçabilité rigoureuse des auditions,
- l’exclusion d’éléments vagues, subjectifs ou non vérifiables.
Une enquête interne insuffisamment structurée, même en présence de faits potentiellement graves, peut ainsi être écartée comme mode de preuve.
À la lumière de ces décisions, plusieurs principes s’imposent désormais en pratique :
- mettre en œuvre une méthodologie rigoureuse dès le signalement, en s’entourant si nécessaire d’un tiers extérieur indépendant ;
- garantir les droits de la défense du salarié mis en cause, même en dehors de toute procédure disciplinaire immédiate ;
- formaliser les auditions par des comptes rendus précis, fidèles et signés ;
- inscrire l’enquête dans un faisceau d’indices cohérent, l’enquête interne ne pouvant suffire, à elle seule, à caractériser une faute grave.
Ces exigences ne sont pas sans rappeler les recommandations formulées par la Défenseure des droits en matière de méthodologie des enquêtes internes, et notamment la décision-cadre du 05 février 2025 qui a fait l’objet d’un article très récent :
« Le défenseur des droits au secours des droits de la défense du salarié mis en cause »
Conclusion
Par ces deux arrêts majeurs de 2025, la Cour de cassation adresse un message clair aux employeurs : la valeur de l’enquête interne en tant qu’élément de preuve dépend étroitement de sa méthodologie, de son impartialité et de sa loyauté.
À défaut, elle fragilise la position de l’employeur devant le juge prud’homal et, même en présence de faits graves, le salarié mis en cause peut voir son licenciement requalifié en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Le juge apparaît ainsi plus que jamais comme le garant de l’équilibre entre la nécessaire prévention des risques professionnels et le respect des droits fondamentaux de la défense du salarié mis en cause.
Dans ce contexte, l’intervention d’un Avocat spécialisé en droit social semble essentielle.