Le défenseur des droits au secours des droits de la défense du salarié mis en cause

Le 05 février 2025, le Défenseur des droits a rendu une décision-cadre majeure (n°2025-019) destinée à encadrer la réception des signalements et la conduite des enquêtes internes en matière de discrimination et de harcèlement au travail, dans les secteurs public comme privé.

 

 

Elle vient combler un vide juridique et harmoniser des pratiques jusqu’ici très hétérogènes, souvent sources d’insécurité juridique pour le salarié victime… mais aussi pour le salarié mis en cause.

 

 

Dans un article récent, nous nous intéressions à l’étendue très limitée des droits de la défense concernant les salariés mis en cause dans une enquête pour harcèlement :

 

https://www.avocat-jalain.fr/harcelement-enquete-droitsdusalarievise/

 

 

Dans sa décision-cadre, la Défenseure des droits rappelle qu’une enquête interne n’est pas un recueil informel de ressentis ; il s’agit d’une véritable procédure qui peut entraîner des conséquences disciplinaires lourdes et engager la responsabilité de l’employeur.

 

 

Elle doit dès lors être maniée avec rigueur.

 

 

  • Un constat alarmant : des dispositifs de signalement encore insuffisants

 

 

Cette décision-cadre fait suite à un état des lieux préoccupant réalisé par le Défenseur des droits selon lequel, si près d’1 actif sur 3 déclare avoir été victime de discrimination ou de harcèlement discriminatoire, un tiers des victimes n’entreprend aucune démarche.

 

 

Parmi les raisons invoquées se trouvent la faute d’information dans les dispositifs d’alerte ou la crainte des représailles.

 

 

Ils sont également nombreux à dénoncer des dispositifs internes inefficaces ou défaillants : absence d’enquête, enquête bâclée, enquêteurs non formés, procédures interminables, absence de sanction ou sanctions adaptées…

 

 

Le risque d’une enquête interne mal réalisée est la réitération des faits signalés au sein du collectif de travail, affectant la santé des salariés concernés.

 

 

Pour cause, il n’existe aucun formalisme clair entourant les enquêtes internes : quelques principes sont dispersés dans des textes de loi, jurisprudences et guides.

 

 

Cette situation était à l’origine d’une insécurité juridique et d’une hétérogénéité des pratiques.

 

 

 

  • Une décision-cadre qui met fin aux « pseudo-enquêtes »

 

 

La clarification était attendue tant par les praticiens que par les salariés.

 

 

Elle propose une série de 49 recommandationsdont certaines impératives – portant sur des thèmes divers tels que : la prévention des discriminations et du harcèlement, le recueil des signalements, la conduite de l’enquête interne, la protection des témoins, les garanties accordées au salarié mis en cause, la restitution et la prise de décision, etc.

 

 

L’objectif reste d’améliorer l’efficacité des enquêtes internes, afin de renforcer la lutte contre les situations de discrimination et de harcèlement au travail.

 

 

Parmi les mesures « phares », le texte recommande notamment :

  • la mise en place d’une procédure de recueil des alertes fiable et régulièrement communiquée aux salariés (cellule d’écoute, dispositif de signalement) ;
  • l’ouverture de l’enquête interne dans un délai n’excédant pas 2 mois après le signalement ;
  • la formation obligatoire des référents et enquêteurs ;
  • la généralisation de l’enquête interne dès qu’un signalement laisse subsister un doute ;
  • la protection renforcée des témoins ;
  • la prise de sanction effective, proportionnées et dissuasives, y compris pour l’encadrant qui s’abstiendrait de transmettre un signalement ;
  • la mise en place d’un accompagnement des intéressés après la clôture de l’enquête interne.

 

 

Par soucis de pragmatisme, la Défenseure des droits précise que ces mesures peuvent être adaptées dans les petites et très petites entreprises.

 

 

Cette décision-cadre s’impose moralement à tous les employeurs, publics comme privés, et constitue désormais le cadre méthodologique de référence, aux côtés du Vade-mecum du CNB ou de la charte ANAES.

 

 

 

 

 

  • Un apport essentiel : la protection des droits de la défense du salarié mis en cause

 

 

Si la décision-cadre renforce la protection des victimes, elle consacre aussi – et c’est une nouveauté essentielleles droits du salarié mis en cause, souvent relégués au second plan dans des enquêtes improvisées…

 

 

  1. Impartialité et indépendance de l’enquête

 

 

La Défenseure des droits rappelle que l’employeur est tenu de garantir l’objectivité de l’enquête interne. Cette exigence implique l’identification et la neutralisation de tout conflit d’intérêts potentiel.

 

 

Ainsi, lorsque la direction, les ressources humaines ou le service habituellement chargé des enquêtes sont impliqués dans les faits signalés, l’enquête doit être externalisée.

 

 

À défaut, la procédure disciplinaire qui s’ensuivrait est susceptible d’être fragilisée, comme l’a déjà jugé le juge administratif en matière d’emploi public.

 

 

Par ailleurs, la Défenseure des droits recommande également que l’enquête interne soit menée ou supervisée par au moins deux personnes (recommandation n°20).

 

 

Afin de parachever cette protection du salarié mis en cause contre des qualifications hâtives ou erronées, la décision-cadre exige des enquêteurs : (recommandations n°25 et n°26)

 

 

  • une formation juridique solide et actualisée en matière de discriminations, harcèlement (y compris d’ambiance), aménagement de la charge de la preuve ;

 

 

  • une formation aux techniques d’audition et de recueil de la parole ;

 

 

  • ainsi qu’une vérification préalable des compétences et de la méthodologie des prestataires externes le cas échéant.

 

 

 

  1. Traçabilité et méthodologie

 

 

La Défenseure des droits pose un objectif clair, celui de la formalisation de l’enquête, sa structuration et sa traçabilité, de la saisine jusqu’au rapport final.

 

 

Cette traçabilité a pour finalité de protéger toutes les parties, y compris la personne mise en cause.

 

 

Ainsi, la recommandation n°15 impose que la méthodologie de l’enquête soit définie en amont, formalisée par écrit et portée à la connaissance des instances représentatives du personnel.

 

 

Ce cadre préalable limite les risques de dérive procédurale et évite que les règles de l’enquête ne soient ajustées a posteriori en fonction des résultats… ou des personnes visées.

 

 

Par ailleurs, chaque étape de l’enquêtesaisine, mesures de protection, auditions, éléments de preuves, analyse juridique des faits –  doit être retranscrite par écrit afin de permettre un contrôle a posteriori par la personne décisionnaire, le juge, l’inspection du travail ou la Défenseure des droits (recommandation n°16).

 

 

Cette traçabilité de l’enquête est essentielle pour le salarié mis en cause, qui pourra le cas échéant en contester la régularité.

 

 

Afin d’éviter une quelconque déformation de propos a posteriori, la décision-cadre prévoit également la possibilité d’un enregistrement des auditionssous réserve d’information préalable -, qui seront retranscrites dans un compte-rendu (recommandation n°33).

 

 

Ce compte-rendu est ensuite soumis à la relecture et la signature par les personnes auditionnées.

 

 

Surtout, l’enquête doit mener à la rédaction d’un rapport dont la recommandation n°34 précise de manière détaillée le contenu minimal :

 

 

  • les faits allégués et les modalités de leur signalement,
  • les mesures de protection mises en œuvre,
  • les différentes étapes de l’enquête,
  • les difficultés rencontrées (refus d’audition, incohérences de témoignages, etc.),
  • les justifications du salarié mis en cause,
  • les propositions de qualification juridique,
  • les mesures de traitement de la situation envisagées.

 

 

Bien évidemment, la décision-cadre insiste sur le fait que ce rapport doit être rédigé de manière objective, en évitant toute appréciation d’ordre médical ou tout jugement de valeur.

 

 

La Défenseure des droits recommande d’ailleurs la communication d’une synthèse du rapport à la victime présumée, présentant la méthodologie suivie, les étapes de l’enquête, les conclusions et les décisions prises ou envisagées. Confidentialité oblige, ce rapport doit toutefois s’abstenir de révéler l’identité des témoins ou le contenu de leur témoignage (recommandation n°38).

 

 

En tout état de cause, ce rapport écrit constitue une protection directe pour le salarié mis en cause contre des conclusions subjectives ou des raccourcis excessifs.

 

 

 

  1. Respect du contradictoire

 

 

Autre aspect essentiel, la décision-cadre rappelle explicitement que l’enquête doit respecter le principe du contradictoire afin de permettre de respecter les droits de la  défense du salarié mis en cause.

 

 

Ainsi, bien que la jurisprudence de la Cour de cassation n’impose pas systématiquement l’information immédiate du salarié mis en cause, les recommandations n°17 et n°18 prévoient que la victime présumée, l’auteur du signalement et la personne mise en cause doivent être informés de l’ouverture de l’enquête, sauf risque avéré de pression ou de représailles… mais aussi de sa clôture (recommandation n°39).

 

 

 

De même, si l’audition du salarié mis en cause n’est pas juridiquement imposée, le Défenseur des droits la considère comme primordiale dans un objectif d’impartialité et d’équité.

 

 

La Défenseure des droits rappelle par ailleurs que dans l’emploi public, lorsque le rapport d’enquête fonde une procédure disciplinaire, le principe du contradictoire impose en outre l’accès aux pièces, sous réserve de la protection des témoins (CE 5 février 2020, n° 433130, CAA, 16 février 2023, n°21 LY012255).

 

 

Enfin, la décision-cadre insiste sur la nécessité de respecter la présomption d’innocence et d’éviter disproportionnée à l’égard du salarié mis en cause pendant l’enquête.

 

 

  1. Obligation de confidentialité

 

 

La confidentialité constitue un enjeu essentiel de l’enquête interne, tant pour la victime présumée que pour la personne mise en cause.

 

 

En ce sens, la Défenseure des droits rappelle l’exigence de discrétion renforcée qui pèse sur les employeurs et  les enquêteurs, ces derniers devant  préserver la dignité et la vie privée de chacun, y compris du salarié mis en cause (Cass. soc., 9 février 2012, n° 10-26.123.).

 

 

Toutefois cela n’empêche pas que certaines informations sensibles – y compris relevant de la sphère personnelle – peuvent émerger, parfois même à partir de faits commis en dehors du temps et du lieu de travail mais rattachables à la relation professionnelle.

 

 

Par conséquent, la recommandation n°19 impose :

 

 

  • un rappel écrit du principe de confidentialité auprès des personnes concernées par l’enquête accompagnée de la signature d’attestations par les enquêteurs et les personnes auditionnées,

 

  • le respect strict des obligations en matière de protection des données personnelles.

 

 

Le rapport final rédigé à l’issue de l’enquête doit par ailleurs être conservé par l’employeur (recommandation n°35).

 

 

 

  • Un cadre attendu, qui sécurise enfin les enquêtes internes

 

 

Cette décision-cadre fait date.

 

 

Elle apporte aux employeurs, aux salariés et aux praticiens un cadre clair et cohérent.

 

Elle rappelle surtout que l’enquête interne – souvent décisive dans la prise de décision disciplinaire – doit être menée avec le plus grand professionnalisme et dans le respect des droits de la défense.

 

 

Pour cause, la protection des victimes ne saurait justifier l’affaiblissement des garanties procédurales du salarié mis en cause.

 

À défaut, l’enquête devient non seulement injuste, mais aussi juridiquement fragile, ce qui expose l’employeur à des risques contentieux importants.

 

 

En renforçant à la fois la protection des victimes et du salarié mis en cause, le Défenseur des droits contribue à restaurer la confiance dans les dispositifs internes et à prévenir les risques psychosociaux liés à des enquêtes inadaptées ou injustes.

 

 

 

Pour les entreprises comme pour les salariés, l’accompagnement par un Avocat en Droit du Travail apparaît plus que jamais indispensable, tant en amont de l’enquête que lors de son déroulement et de ses suites disciplinaires éventuelles.